L’agriculture « connectée », c’est-à-dire intégrant des outils informatiques communicants, est un des sujets en vogue dans les medias traitant de l’innovation. En effet, elle associe aux enjeux traditionnels de l’agriculture (sécurité alimentaire et environnement) le « buzz » actuel autour des techniques du Big Data et de l’Internet des Objets. S’agit-il de la prochaine révolution agricole, ou de la prochaine bulle technologique ? C’est à cette question que tente de répondre le livre « Agriculture connectée : arnaque ou remède ? » du journaliste Vincent Tardieu.

Ce livre s’adresse à un large public, et son titre, un brin provocateur, laisse craindre un nouveau pamphlet critiquant systématiquement toute innovation sortant l’agriculture de l’image passéiste chère à beaucoup de citadins. Heureusement, il n’en est rien. L’auteur s’appuie sur une solide documentation, étayée par de nombreuses rencontres avec des agriculteurs et avec la plupart des acteurs majeurs de ce domaine en France (il n’a guère oublié qu’itk,  mais  personne n’est parfait…). Et surtout, la façon dont il rend compte de ces entretiens montre qu’il comprend parfaitement les enjeux de son sujet, ce qui n’est malheureusement pas si fréquent dans les ouvrages de vulgarisation sur l’agriculture. De plus, son style très vivant rend la lecture agréable, et son humour touche souvent juste (voir la façon dont il épingle le côté « Star Academy » des grandes messes de l’innovation, où les start-ups ont 3 mn pour expliquer comment elles vont bouleverser le monde agricole).


« Agriculture connectée : arnaque ou remède ? » de Vincent Tardieu.

« Quel est le bénéfice réel de ces nouvelles techniques pour les agriculteurs ? »


« Contes et mécomptes » : le ton est donné !

L’ouvrage est centré sur la question majeure que les acteurs de l’innovation dont nous sommes doivent se poser : quel est le bénéfice réel de ces nouvelles techniques pour les agriculteurs ?  Même si l’auteur dit se vouloir le plus équilibré possible, il apparait vite que son point de vue est clairement « innovatiosceptique ». La construction même du livre le montre : il expose dans sa première partie les promesses de l’agriculture connectée, dans 10 chapitres portant le titre peu flatteur  de « Contes » ; puis le revers de la médaille dans 10 derniers chapitres intitulés « Mécomptes » !

Dans cette 2ème partie, les reproches faits à l’agriculture connectée tournent essentiellement autour de 3 thèmes :

L’importance des investissements requis, et leur rentabilité aléatoire. Sur ce thème, l’argumentation de l’auteur s’appuie surtout sur l’exemple des robots de traite et des coûteux matériels pour l’agriculture de précision géolocalisée. Toutefois, cette question se pose déjà pour beaucoup d’équipements classiques « non connectés ». Et l’auteur semble oublier que beaucoup des outils les plus innovants reposent sur l’utilisation de capteurs peu coûteux, grâce à la vulgarisation des technologies de l’Internet de Objets déjà bien amorties sur leurs applications grand public. Voire sur des offres purement logicielles, disponibles sur abonnement annuel sans engagement de long terme ni investissement lourd initial. La majeure partie des offres basées sur des modèles agronomiques, comme celles d’iTK, n’ont qu’un coût récurrent de quelques centaines d’euros par an et par exploitation, et un coût d’investissement initial à peine plus élevé. Il s’agit là de charges facilement supportables pour n’importe quel type d’exploitation économiquement durable, et auquel l’agriculteur peut renoncer sans frais d’un jour à l’autre en cas d’insatisfaction.

Vintel, un exemple typique de service d’agriculture connectée peu coûteux (250 €/parcelle/an en moyenne)

La dépendance dans laquelle ces nouvelles techniques pourraient entrainer leurs utilisateurs. C’est indiscutable, mais la meilleure réponse figurait dans le même chapitre : B. Tisseyre, responsable de la spécialisation AgroTIC à Montpellier Supagro, y rappelle que son grand-père viticulteur avait beaucoup hésité à remplacer le cheval par le tracteur pour cette raison… en oubliant toutes les dépendances que générait l’élevage des chevaux de trait ! Vaut-il mieux dépendre d’une technique nouvelle ou des contraintes de son environnement naturel ? C’est un choix que seuls les agriculteurs eux-mêmes peuvent faire en connaissance de cause, et dont l’auteur n’examine qu’un versant.

« Beaucoup des techniques récentes de l’agriculture de précision sont peu coûteuses, et potentiellement bénéfiques pour toutes formes d’agricultures. »

Enfin, V. Tardieu s’interroge beaucoup sur le risque que ces innovations entrainent l’agriculture dans une spirale « productiviste » (le gros mot qui suffit à discréditer toute technique agricole sans autre forme de procès).  Cela peut se comprendre pour les plus chères d’entre elles, comme les robots de traite qui incitent effectivement à augmenter la taille des élevages pour amortir l’équipement sur une plus grande production. Mais beaucoup des techniques récentes de l’agriculture de précision sont peu coûteuses, et potentiellement bénéfiques pour toutes formes d’agricultures. Sur ce sujet, il faudrait donc se demander où est la poule et où est l’œuf : les techniques nouvelles, qui pousseraient intrinsèquement à l’intensification ? Ou bien les agriculteurs « alternatifs », trop réticents envers l’innovation pour se l’approprier et l’adapter à leurs usages ? Un débat esquivé par l’auteur, dont on aimerait que l’esprit critique s’exerce avec la même acuité envers les techniques plus traditionnelles, comme le travail simplifié du sol ou l’élevage extensif.


Et si on faisait confiance aux agriculteurs ?

L’étrange façon dont  le livre rend compte des retours d’expérience sur Farmstar (service de conseil basé sur l’interprétation d’images satellite) est révélatrice de son état d’esprit. Il met en avant à juste titre une information apparemment paradoxale : alors que ce service permet théoriquement une spatialisation totale de la fertilisation en fonction des hétérogénéités de la culture, seuls 5% de ses utilisateurs ont un épandeur de précision qui permet de réaliser cette spatialisation. L’immense majorité d’entre eux utilisent simplement Farmstar pour ajuster leur fertilisation au niveau parcellaire, ou à l’échelle de grandes zones qu’ils délimitent manuellement, et traitent avec des épandeurs classiques. Par ailleurs, V. Tardieu s’étonne de l’attachement de nombreux agriculteurs à ce service, qui ne leur fait gagner en moyenne « que » 3 q/ha ! Un calcul économique élémentaire montre pourtant que ce gain de rendement suffit à rentabiliser largement le coût très modéré du service (de l’ordre de 10€/ha, alors qu’un gain de rendement de 3q/ha représente un gain de revenu de 45 à 75€/ha selon les variations récentes du cours du blé). Le bénéfice financier est donc modeste mais clair, sans compter les économies éventuelles d’engrais et l’avantage environnemental d’un meilleur ajustement de la fertilisation. Finalement, le croisement de ces deux informations, qui alimentent le scepticisme de V. Tardieu,  montre en fait que les agriculteurs français se sont appropriés Farmstar de façon très rationnelle : la plupart d’entre eux l’utilisent d’une façon simplifiée et peu coûteuse, sans faire d’investissement dans un matériel dont la rentabilité est moins garantie. Ils ont donc évité les écueils que l’auteur semble craindre. De plus, avec ces fameux 3 q/ha de gain, on ne peut même pas accuser Farmstar de les entrainer dans un productivisme effréné !


Aide à la décision : oui à la certification, non à la publication des algorithmes

Le chapitre « Mécomptes n° 3 », qui porte sur les outils d’aide à la décision agronomiques (OAD) interpelle particulièrement iTK, puisqu’il s’agit de notre cœur de métier. Trois remarques de V. Tardieu méritent quelques précisions :

Il regrette l’opacité des modèles agronomiques à la base de ces OAD, quand ils sont produits par des entreprises privées. C’est exact, mais il s’agit d’un faux débat. Dans le cas de modèles statistiques, issus des techniques du Big Data, les algorithmes n’ont aucune signification agronomique dont un expert puisse évaluer la pertinence. Seule la comparaison entre les résultats de ce modèle, et des jeux de données réelles, permet vraiment de juger de la validité de l’OAD. Dans le cas de modèles dit mécanistes (ou process-based models), les algorithmes ont bien un sens interprétable, puisqu’ils décrivent les mécanismes physiologiques fondamentaux de la plante (ou de ses maladies et ravageurs). Toutefois, l’examen de ces algorithmes n’apporterait pas grand-chose à un utilisateur éventuel. Vu la complexité de ces mécanismes, un modèle contenant une erreur ou une approximation abusive détectable par un expert n’aurait aucune chance de donner des résultats acceptables pour une mise en marché. Là encore, c’est seulement la comparaison des simulations du modèle avec des données réelles qui permet de juger de la qualité de l’OAD. Dans ce domaine, les entreprises privées ont besoin du secret industriel pour défendre leurs investissements en R&D, car un modèle n’est pas brevetable. Exiger la publication des algorithmes reviendrait donc à les exclure du jeu, sans aucun bénéfice pour l’utilisateur final. Par contre, la certification de ces OAD par un organisme public serait une véritable avancée. Curieusement, V. Tardieu évoque ce sujet, sans s’y montrer particulièrement favorable. Ce serait pourtant la meilleure solution pour améliorer la transparence sur ces outils. Cela pourrait même être une opération « gagnant-gagnant » pour les entreprises productrices d’OAD, si cette certification est pour elles l’occasion de tester leurs modèles sur les bases de données des instituts de Recherche et Instituts Techniques.

« La certification de ces OAD par un organisme public serait une véritable avancée. »

Ce chapitre est l’occasion d’insinuer une fois encore que les OAD s’inscrivent dans une logique d’agriculture intensive. Mais curieusement, l’exemple choisi pour illustrer ce problème montre bien que le facteur de blocage n’est pas au niveau des producteurs d’OAD, mais bien de la recherche elle-même. Le chercheur interrogé regrette que les outils actuels pour la fertilisation postulent que les besoins en azote des cultures doivent être satisfaits continuellement, alors qu’il serait possible de réduire les doses d’azote sur blé en acceptant des carences temporaires pendant les périodes les moins critiques. Mais cette affirmation s’appuie sur des travaux de recherche non encore finalisés au moment de la rédaction du livre, il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les OAD n’en tiennent pas encore compte. Il est d’ailleurs prévu qu’Arvalis intègre ces connaissances nouvelles dans ses futurs outils… et les entreprises privées seront ravies d’en faire autant, si elles ont accès à l’intégralité de ces travaux, données expérimentales comprises. De façon plus générale, ce chapitre aurait pu être l’occasion de s’interroger sur l’efficacité du modèle de R&D agricole français, reposant beaucoup sur la complémentarité entre la recherche publique fondamentale et la R&D appliquée des Instituts Techniques : un dispositif dans lequel les entreprises privées ont parfois du mal à s’intégrer.


Quelques travers bien français…

Deux dernières remarques plus générales pour finir :

V. Tardieu a raison de mettre en avant la question du bénéfice pour l’agriculteur, mais on regrette qu’il ne se pose jamais celle du bénéfice pour le consommateur. Sur ce point, il reste dans le travers classique de la vision citadine de l’agriculture, qui oublie souvent que l’agriculture n’est pas un but en soi, mais une activité de production qui vise à fournir un bien de première nécessité : l’alimentation. Dans son « Conte n°3 », il oppose aux éleveurs connectés un berger héraultais, qui n’a besoin d’aucun capteur pour surveiller à distance ses bêtes, puisqu’il préfère les suivre en continu dans la garrigue. Fort bien, mais outre le fait que tous les éleveurs n’ont pas forcément envie d’adopter son mode de vie, on aimerait savoir à quel prix il vend ses moutons, et pour quelle clientèle. Par ailleurs, les outils de l’agriculture connectée ne visent pas seulement à améliorer le revenu et le confort de vie des agriculteurs. Ils facilitent aussi la réponse à une demande forte des consommateurs : la traçabilité de l’origine et du mode de production de leurs aliments. L’analyse de V. Tardieu repose surtout sur l’économie. Il semble oublier que le travail des agriculteurs est aussi largement conditionné par les attentes des consommateurs et les demandes règlementaires, et que tout outil pouvant faciliter la réponse à ces exigences est le bienvenu,  même s’il ne rapporte rien financièrement.

« L’agriculture n’est pas un but en soi, mais une activité de production qui vise à fournir un bien de première nécessité : l’alimentation »

Il se fait l’écho des inquiétudes sur l’appropriation des données agricoles par les groupes industriels de l’agro-fourniture, ou les ténors mondiaux du Big Data comme Google ou IBM. Certes, le risque existe, mais dans le domaine agricole il n’a rien d’incontournable. L’innovation dans ce domaine est portée essentiellement par des start-up, et les entreprises françaises y sont particulièrement bien placées. Les grands groupes non spécialisés dans l’agriculture sont conscients de la difficulté à pénétrer ce marché très particulier, comme en témoigne le partenariat d’iTK avec l’opérateur téléphonique américain Verizon, pour le montage de son offre agricole. Même des majors du secteur comme John Deere ont renoncé au fantasme de la plate-forme privée qui centraliserait toutes les données de leurs clients et l’offre de services qui peut leur être associée : ils ouvrent désormais (avec l’accord de l’agriculteur) leurs données aux producteurs de services connectés. L’agriculture de précision s’oriente donc vers un modèle beaucoup plus décentralisé que celui des données personnelles des consommateurs, où les fameux GAFA (Google Amazon Facebook Apple) ont constitué des citadelles imprenables. Dans ce mode d’innovation en réseau qui commence à se profiler, il est beaucoup plus facile de maitriser la circulation et l’exploitation des données, et d’en laisser le contrôle à l’agriculteur. C’est dans ce sens que vont la charte américaine de l’American Farm Bureau, et en Europe le RGDP (Règlement Général des Données Personnelles). En France, le Ministère, les Chambres d’Agriculture, et les Instituts techniques sont également très mobilisés sur ce sujet. Il faut bien sûr rester vigilant, mais, à l’inverse, trop de restrictions pourraient être contre-productives. Une règlementation ou une jurisprudence trop restrictives pénaliseraient en premier lieu les PME, plus fragiles que les grands groupes… et pourrait donc  favoriser une recentralisation de l’agriculture connectée chez les grands acteurs mondialisés.


Au bout du compte, en fin de lecture, on a envie de paraphraser Abraham Lincoln : « Si vous trouvez que l’innovation coûte cher, essayez donc l’immobilisme ! ». Comme trop souvent en France, V. Tardieu s’interroge beaucoup sur les risques pris en adoptant une innovation, mais beaucoup moins sur celui que l’on prend en négligeant ces nouvelles opportunités. Mais ces quelques réserves ne doivent pas occulter toutes les qualités du livre. S’il est clair que les analyses de V. Tardieu sont quelque peu partisanes, son ouvrage  est suffisamment documenté, et cite suffisamment ses sources, pour permettre au lecteur de se forger sa propre opinion. Il a le grand mérite de sortir ce sujet de la béatitude technophile pour se concentrer sur la question essentielle : quel bénéfice pour l’agriculteur ? Sa lecture est un défi stimulant pour les entreprises du secteur, et mérite d’alimenter un débat sur l’avenir de l’agriculture connectée, et sur la façon dont elle peut servir tous les modèles agricoles.