Analyse par Philippe Stoop, Directeur recherche et innovation chez ITK.

 

Un rapport récent des Ministères de l’Agriculture et de la Transition Ecologique formule des recommandations pour que l’agriculture française puisse affronter le changement climatique jusqu’à l’horizon 2050.Très inspiré par de nombreuses études de cas sur le terrain, ce rapport montre que la transformation de l’irrigation est un enjeu agroécologique au moins aussi important que celui de la fertilisation, des pesticides, ou du bilan carbone de l’agriculture.

L’ « agriculture de résilience » qu’il appelle à développer montre bien que l’agriculture de précision est un outil majeur de l’agroécologie. Agroécologie dont ce rapport propose une approche beaucoup moins idéologique que celle qui prévaut pour les autres intrants agricoles, et rappelle qu’elle n’a de sens qu’après avoir fixé des objectifs de production à la ferme France… objectifs sur lesquels les deux Ministères reconnaissent ne pas avoir pu s’accorder. Il ne reste donc plus qu’à l’Etat ou aux citoyens de trancher, mais ce sera au moins en toute connaissance de cause.

Les Ministères de l’Agriculture et de l’Alimentation, et de la Transition Ecologique, ont publié en décembre dernier un rapport conjoint intitulé « Changement climatique, Eau, Agriculture : quelles trajectoires d’ici 2050 ?». Ce rapport avait pour objet d’«explorer les voies et moyens d’adaptation de l’agriculture d’ici 2050, en intégrant les projections climatiques du GIEC, qui se traduiront demain par des tensions plus fortes en matière d’accès à la ressource et de partage de l’eau entre ses usagers. ». Ses recommandations montrent bien à quel point le sujet de l’eau va être structurant pour l’évolution future de notre agriculture, à la fois par les défis techniques qu’il implique pour les agronomes et les agriculteurs, mais aussi par les conflits d’usages qu’il peut entrainer entre le monde agricole et les autres activités humaines.

Une problématique centrale de l’agroécologie

Le rapport souligne plusieurs fois à quel point la question de l’eau en agriculture est liée à un autre enjeu majeur des impacts de l’agriculture : la préservation des sols et la séquestration de carbone. En effet, les techniques de conservation du sol (techniques culturales simplifiées, incorporation de résidus de récolte ou couverts intermédiaires pour faire remonter le taux de matière organique) permettent aussi de limiter l’évapotranspiration des sols, et d’augmenter leur réserve utile, ce qui augmente du même coup la résilience des cultures en cas de sécheresse.

Un autre point commun entre l’eau et le carbone est que leur gestion agroécologique est intimement liée aux objectifs de production agricole que se fixe la France. La quantité d’eau dont va avoir besoin une culture, et la quantité de carbone qu’elle va pouvoir laisser dans le sol, sont directement liés à la quantité de biomasse produite. C’est une situation très différente de celle des pesticides, dont le lien avec le rendement des cultures est beaucoup plus complexe et indirect, et encore plus lié à des facteurs économiques (rapport entre le coût des produits et le prix de vente de la  culture). Pour une ressource de production comme l’eau (et il devrait en être de même pour la fertilisation), la minimisation des impacts environnementaux passe donc par deux phases très distinctes :

  • dans un premier temps, éviter tout gaspillage. Cela suppose une optimisation du matériel d’irrigation, et un calcul précis des besoins de la culture, en fonction de son contexte pédoclimatique et de son rendement potentiel. Cette phase est l’équivalent de ce que l’on appelle l’agriculture raisonnée pour la protection des cultures : l’évitement de tout gaspillage d’intrant, tout en conservant un objectif de rendement maximal, ce qui permet d’éviter tout « gaspillage » de la ressource rare que constituent les terres agricoles .
  • Si ces mesures ne suffisent pas, dans les régions structurellement déficitaires, il devient nécessaire de réduire les consommations d’eau agricoles, ce qui impacte forcément le rendement de façon proportionnelle, si on ne change rien au système de production. Il devient alors nécessaire de réfléchir à des changements de pratique permettant de réduire les besoins en eau pour une même culture (par exemple des modifications de date de semis et/ou de précocité des variétés utilisées, pour échapper aux périodes de déficit hydrique les plus intenses), mais les possibilités sont généralement réduites. Le plus souvent, il faut envisager des mesures plus radicales, avec des changements d’espèces cultivées pour favoriser les espèces mieux adaptées au nouveau contexte climatique.

Dans les deux cas, les bonnes décisions ne peuvent être prises que grâce à une évaluation fine des besoins des cultures, modulée en fonction des objectifs de rendement (pas forcément maximaux) et des itinéraires culturaux.

 

L’irrigation de résilience : nécessairement une irrigation de précision

Le rapport revient souvent sur la nécessité d’un changement de paradigme pour l’irrigation : dans les régions sous tension en eau, il sera nécessaire de passer à une irrigation dite « de résilience », dont l’objectif n’est plus de garantir l’atteinte du rendement maximal de la culture, mais la régularité de ce rendement. L’air de rien, cette recommandation suppose de relever un défi technique important. Elle signifie en effet que le pilotage de l’irrigation devra accepter, quand c’est nécessaire, de ne pas satisfaire complètement les besoins en eau de la culture, et de maintenir un déficit d’irrigation correctement contrôlé. Or la réponse des cultures à la quantité d’eau dans le sol est loin d’être linéaire :

Evolution de la force de succion d’un sol argilo-limoneux (pF) en fonction du pourcentage d’humidité (Source du graphe : https://appgeodb.nancy.inra.fr/biljou/fr/fiche/reserve-en-eau-du-sol).

En irrigation classique, on vise simplement à maintenir le pF dans le bas de la courbe (par exemple à une valeur inférieure à 2,5 sur ce graphe), ce qui autorise une large gamme d’humidité du sol (entre 30 et 40%). En irrigation de résilience, on autorisera des valeurs de pF plus élevées, mais sans dépasser le point de flétrissement permanent. La gamme d’humidité correspondante sera donc plus restreinte, ce qui nécessite un pilotage de l’irrigation beaucoup plus précis. Actuellement, ce pilotage est le plus souvent assuré par des sondes de mesure de l’humidité du sol. Toutefois, celles-ci ne mesurent que l’état du sol. Si on accepte de le maintenir à un niveau d’humidité ne garantissant pas l’intégralité des besoins en eau de la culture, il faudra pouvoir estimer l’effet sur le rendement de cette satisfaction incomplète des besoins.

 

Le défi est complexe, mais pas totalement inédit : si le concept d’irrigation de résilience est nouveau pour les grandes cultures, il est déjà pratiqué, pour d’autres raisons, chez certaines cultures pérennes, comme l’arboriculture et la vigne. En effet, la qualité des fruits, et plus encore du vin, est améliorée quand la culture a subi des périodes de déficit hydrique bien maitrisées. C’est la signification concrète du vieux dicton selon lequel « la vigne doit souffrir pour produire du bon vin ». Des pratiques d’irrigation déficitaires se sont donc développées, à certains stades-clé du développement du fruit. Sur ces cultures à forte valeur ajoutée, elles utilisent souvent des capteurs inutilisables pour des raisons pratiques et économiques en grandes cultures : dendromètres ou capteurs de flux de sève par exemple. Il existe toutefois une alternative plus économique et applicable à grande échelle : l’utilisation de modèles de cultures, éventuellement associée à des capteurs dans le sol ou des images satellites, afin de prévoir l’effet sur le rendement du déficit hydrique subi par la culture. C’est ce que fait par exemple le modèle Vintel, développé par ITK dans le cadre d’un projet collaboratif avec l’INRAE et le CIRAD, qui est d’ailleurs cité à plusieurs reprises dans le rapport.

 

Pour une irrigation de résilience, il ne suffit pas de connaître l’état d’humidité du sol (zone grisée sur la copie d’écran Vintel ® ci-dessus) : il faut également être capable de calculer l’impact d’un déficit hydrique contrôlé sur la culture, que ce soit sur la qualité (courbe noire, qui doit rester dans la zone verte du graphe), ou sur le rendement (cas du modèle Cropwin® pour les grandes cultures). Seuls des outils modélisant l’effet du stress hydrique sur la culture peuvent piloter une stratégie d’irrigation de résilience, sans faire prendre de risque majeur à l’agriculture. (Source : rapport Changement climatique, eau et agriculture, p.237)

 

L’agriculture de précision : nécessaire pour préparer l’avenir

Les outils d’irrigation de précision permettent déjà d’éviter tout gaspillage d’eau dans le cadre des pratiques actuelles. Mais l’irrigation de résilience ne se borne pas à économiser l’eau sur chaque parcelle, sans changement de pratique par ailleurs. Le rapport rappelle qu’elle implique aussi des changements de pratique ou de rotations, permettant de minimiser les besoins en eau à l’échelle de l’exploitation. Or les modèles de cultures, quand ils sont à fondement mécanistes, permettent aussi de faire des simulations prospectives, pour imaginer les systèmes de production de demain :

  • pour les cultures pérennes comme la vigne, Vintel prend en compte le volume de végétation et l’orientation des rangs pour calculer les besoins en eau du vignoble. Pour minimiser les besoins en eau de nouvelles plantations, il est donc possible de faire des simulations pour identifier le mode de conduite (orientation des rangs, hauteur et largeur de la canopée), qui permet de minimiser les besoins en eau, pour une surface foliaire exposée inchangée, et donc pour un potentiel de rendement et de qualité donné :

Simulation rétrospective (1995/2014) sur une parcelle de vigne théorique, sur une situation pédoclimatique représentative des Costières de Nîmes : avec le cahier des charges de l’appellation, cohérent avec le climat des années 60 à 70, la parcelle est en déficit hydrique excessif tous les ans (83 mm/an en moyenne). Le passage à une irrigation déficitaire contrôlée (l’équivalent pour la vigne de l’irrigation de résilience recommandée par le rapport « Changement climatique, eau et agriculture ») permet de préserver le potentiel de rendement et de qualité, avec seulement 35mm d’irrigation en moyenne. De plus, les simulations réalisées avec le modèle Vintel ® suggèrent qu’une modification mineure du mode de conduite (passage à un interrang de 2,5m, compensée par une augmentation de la hauteur de canopée, pour conserver la même surface foliaire exposée) permettrait encore de réduire de 40% les besoins en eau des futures plantations. (Stoop et al, 2015[1])

  • De même, pour les grandes cultures, l’emploi de modèles comme ceux de Cropwin®, la plateforme grandes cultures d’ITK, permet d’identifier les choix d’espèces cultivées dans la rotation, de précocité et de date de semis, qui obtiennent le meilleur compromis rendement/besoins en eau à l’échelle de l’exploitation.

De telles simulations prospectives, basées sur la modélisation, doivent bien sûr être confirmées par des tests réalisés dans les conditions du terrain, et avec les contraintes pratiques de l’agriculteur. Mais elles permettent déjà d’identifier a priori les scenarios les plus prometteurs, ce qui est précieux pour  faciliter la transition vers de nouveaux modes de production, transition toujours risquée et dont l’évaluation sur le terrain est longue et coûteuse.

Ces exemples montrent bien l’absurdité du raisonnement des ONG qui réclament d’exclure l’agriculture de précision des financements publics de l’agroécologie[2]. Non seulement elle n’est pas antagoniste de l’agroécologie comme certains essaient de le faire croire, mais elle en est au contraire un outil majeur : à la fois pour permettre dès maintenant des économies d’intrants substantielles, mais aussi, à plus long terme, pour « dérisquer » la transition agroécologique.

Une approche ouverte, pragmatique et transparente, sur un sujet potentiellement explosif

La lettre de mission le soulignait  dès son introduction : la gestion collective de l’eau est déjà un sujet de tension entre l’agriculture et les autres usagers de cette ressource naturelle, qu’il s’agisse des industries, de la production d’énergie, du tourisme, ou de l’ensemble des citoyens pour leurs besoins domestiques. Ces conflits risquent de s’aggraver avec l’évolution climatique en cours. Il était donc essentiel que ce sujet soit traité, non seulement avec la vision du Ministère de l’Agriculture, mais aussi celle de la Transition Ecologique, garant de la compatibilité des attentes de l’agriculture avec tous les enjeux environnementaux de notre pays.

On connait les divergences existant entre les deux Ministères sur quelques sujets sensibles, par exemple les retenues d’eau individuelles, dont les organisations agricoles demandent le développement, bien qu’elles soient très contestées par les environnementalistes. Le grand mérite de cette mission a été d’étudier ces questions dans un esprit de conciliation et avec pragmatisme, en s’appuyant sur un travail de terrain très approfondi : 7 études de cas, sur des productions et dans des régions très variées. Il en résulte au final des recommandations qui permettent le plus souvent de concilier au mieux tous les points de vue. Mais aussi, et c’est tout aussi important, les membres de la mission ont, sur d’autres sujets, défini de façon transparente et précise les points sur lesquels le consensus n’a pas pu être atteint. Pour reprendre l’exemple des retenues, le rapport final distingue nettement les cas :

  • des retenues de substitution déconnectées des cours d’eau, retenant de l’eau stockée hors des périodes d’étiage, et recommandées par la mission
  • des retenues collinaires individuelles (ainsi que des forages individuels), sur lesquelles les deux Ministères ne sont pas arrivés à une position commune. Leurs visions respectives sont rappelées dans deux chapitres spécifiques, qui listent les points sur lesquels un rapprochement interministériel, ou un arbitrage politique de l’Etat, seront nécessaires.

Cette prise en compte de la complexité, et cette transparence sur les points de désaccords entre les deux ministères, ont pu décevoir certains commentateurs, qui pointent la nécessité de poursuivre les travaux de rapprochement interministériels (d’ailleurs annoncés par la mission)[3]. Pourtant, il serait probablement préférable que les deux ministères s’en tiennent à l’exposé de ces divergences, dont ils ont bien expliqué les motivations. Même sur les sujets listés comme nécessitant simplement la poursuite de la concertation entre ministères, les arbitrages à rendre sur ces désaccords sont désormais politiques et non techniques :  ce serait donc maintenant à l’Etat de prendre ses responsabilités, en tranchant entre les options proposées par les deux ministères. C’est le cas en particulier pour le dernier « désaccord à dépasser », qui est en fait fondamental pour l’ensemble de la politique agroécologique, et pas seulement pour l’eau : la vocation nationale ou internationale de l’agriculture française. Là où le CGAAER (Min. Agriculture) rappelle que la vocation exportatrice de notre agriculture contribue à la sécurité alimentaire et à la stabilité géopolitique mondiale, à la coopération de la France avec les pays en voie de développement, à la compétitivité de notre agriculture et à notre balance commerciale, le CGEDD (Min. Transition Ecologique) considère qu’elle entretient en fait une politique d’échanges mondiaux déséquilibrés, et ne doit pas primer sur le bon fonctionnement des milieux aquatiques français et du renouvellement de la ressource en eau nationale.

Nous avons plusieurs fois souligné qu’une politique agroécologique française n’a aucun sens, si elle ne commence pas par fixer des objectifs de production à l’agriculture française (il en est bien sûr de même au niveau européen)[4]. Cette question fondamentale devrait être posée en toute transparence au Parlement ou aux citoyens. Vu l’importance de l’agriculture dans le bilan carbone de la France (à la fois pour le bilan carbone local de la France, mais aussi pour les émissions de GES dus aux importations de produits alimentaires, et aux déforestations qu’elles génèrent), il est d’ailleurs très regrettable qu’elle n’ait pas été posée lors de la Convention Citoyenne pour le Climat. Cela aurait incité les citoyens participants, à réfléchir aux externalités négatives des mesures d’extensification agricole préconisées par cette Convention.

Le  rapport « Changement climatique, Eau, Agriculture : quelles trajectoires d’ici 2050 ?»  a le grand mérite de rappeler au niveau ministériel que cette question de la vocation agricole française doit être tranchée au plus haut niveau politique. Il montre la nécessité de se fixer un cadre de réflexion souple, pour tenir compte de la grande variabilité des situations  du terrain. En conséquence se garde bien de proposer des objectifs arbitraires de réduction d’intrants (en l’occurrence l’eau), comme on le voit si souvent pour les fertilisants et les pesticides. Cette prise en compte de la complexité peut décevoir ceux qui attendraient des objectifs exprimables en quelques chiffres. Mais c’est la seule voie pour une agroécologie française responsable, qui ne résolve pas nos problèmes environnementaux locaux en exportant notre empreinte écologique vers d’autres pays agricoles, à l’environnement souvent plus fragile que le nôtre.

[1] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01268908

[2] https://www.amisdelaterre.org/nouveau-rapport-agriculture-et-numerique-vers-une-fuite-en-avant/  ou https://www.fondation-nicolas-hulot.org/green-deal-le-temps-est-venu-de-reconnaitre-que-lagriculture-de-precision-ne-permettra-pas-la-transition-ecologique/

[3] https://www.actu-environnement.com/ae/news/gestion-quantitative-eau-ministere-agriculture-transition-ecologique-retenue-changement-climatique-36778.php4

[4] https://www.itk.fr/actualites/edito-green-deal-agricole-une-vision-myope-et-passeiste-de-lecologie/